Florian RODARI – Suertes, 2002

Florian Rodari

Catalogue Strates – Estampe, Galerie Rosa Turetsky, Genève 2002

N’en croyons pas nos yeux ! Ils ont une fâcheuse tendance à l’aveuglement et à l’exƒclusive. Dire : j’ai vu, ne signifie pas grand-chose. Avoir vu clôt, quand voir, au contraire, est un présent innombrable qui s’étend comme une onde autour du foyer de l’œil, ouvrant des perspectives infinies et pénétrant toujours plus profond. Voir est un phénomène démesurément riche que contaminent et qu’enrichissent encore l’attente, la réflexion, la mémoire et la connaissance apportée par tous les autres sens dont nous sommes dotés, au premier rang desquels, il est vrai, se tient le toucher. Voir est une tension des nerfs qui implique le corps autant que l’esprit, qui lie l’objet contemplé à celui qui l’observe dans une relation de mutuelle fascination qui n’a guère d’équivalent ailleurs que dans le rapport amoureux. Ou, subséquemment, dans l’art. Là, les images qui nous arrêtent sont celles qui nous aident à traverser l’épaisseur de la sensation, ou, plus exactement encore, l’épaisseur des multiples sensations qui constituent la sensation. En regardant, je pèse autant que je limite, je tâte autant que je distends ; je traverse, j’occupe un espace où mon sang affleure sans cesse et se nourrit, absorbe et rejette : tout mon corps agit. Dans le même instant, par la voie de l’esprit, je constate – non pas de manière consciente et, surtout, si vite qu’il m’est impossible de le verbaliser – que tout profil se déplace, qu’à lui, aussitôt, s’en superposent d’autres, que toute couleur est composée de mille teintes voisines ou opposées, que tous ensemble ont vocation à s’entre-tisser, et enfin que chaque parcelle de temps vécu s’éparpille en une multitude incommensurable d’autres instants disparus, oublié, resurgis, faisant et défaisant une durée dense et complexe.

Parmi tous les artistes, ceux qui, comme Geneviève Laplanche, pratiquent la gravure possèdent un privilège en particulier : c’est que le chemin qu’ils doivent accomplir avant d’aboutir à une image est si long, si tortueux, qu’ils acquièrent très vite une conscience aiguë de la richesse inépuisable du visible. Avant qu’ils puissent faire usage d’un langage qui leur soit propre, un nombre considérable de données matérielles et de manipulations ralentissent leur parcours, infléchissent leur sensibilité. Le papier – ah, le papier : sa couleur, son grain, son poids, son apprêt, son pouvoir d’absorption. L’encre – ah, l’encre : sa viscosité, sa brillance, sa transparence. Le bois gravé – ah, le bois : sa résistance, sa friabilité, le dessin de ses veines. L’encrage de la matrice – ah, l’encrage : les empâtements, la vitesse de séchage, l’essuyage. L’impression – ah, l’impression : sa force, sa netteté, ses accidents. Et cætera. En comparaison le peintre, le sculpteur travaillent dans une insouciance angélique si l’on songe aux tourments du graveur !

A ce stade, c’est du moins ce que l’on croit généralement, l’imaginaire du créateur n’est pas encore entré en lice. Faux ! Chez une artiste aussi respectueuse de son métier que Geneviève Laplanche, il s’est déclenché depuis longtemps et, mieux encore, il s’est nourri de toutes ces opérations qui, bien loin d’être banalement matérielles, agissent au plus secret du sensible, en elle. Le support qu’elle a choisi d’imprimer, par exemple, un très mince et souple papier fabriqué dans les lointaines contrées du Japon, a déjà fait retentir sa note, d’extrême délicatesse. L’encre ne viendra pas s’y répandre comme sur un papier calandré, ni s’y plonger comme dans la pâte d’un pur chiffon. Elle en traversera l’épaisseur végétale avec la grâce de la lumière le feuillage en un jardin. Elle s’attachera aux fibres comme un souffle passé entre les branches. Les couleurs qui la composent vibreront en d’innombrables nuances diaprées. L’encre se fera paroi, et le papier aile, l’impression découpera chaque part visible en autant de strates qui feront apparaître l’embu du temps et détermineront le refus d’une vérité fixée. Les passages superposés d’une même feuille sous les aller-retours bruissants du rouleau permettront d’exhumer l’une après l’autre les composantes de la couleur et ses métamorphoses au gré des déplacements, des incidences lumineuses. Plus tard leur assemblage au mur en modifiera et le poids et le volume : peu à peu la couleur deviendra le texte d’un livre dont les pages frémissent, gonflent et s’envolent.

Cela pour le travail récent que Geneviève Laplanche développe depuis quelques mois. Mais auparavant, en creusant de minces planches de bois à l’aide de son outil, elle avait décidé d’emprunter (et continue de le faire en parallèle) au répertoire quelques figures, observées dans un dessin, au détour d’une estampe. Etrange découpage des époques et des styles qui coud cependant le Japon à l’Italie. Là, une silhouette à la Hokusaï se recroqueville, ici surgit et se déplie un athlète maniériste, figures isolées faites de dix, cent, mille suertes appartenant à la vie du corps vivant dont il est bien clair que, aux yeux de l’artiste, il ne peut jamais rester en place, identique. Le dessin le prouve d’ailleurs, qui ne peut fixer un profil sans le détruire. Geneviève Laplanche nous rappelle dans ces études que tout spectacle de l’œil – mais le corps au premier chef, sourd mystère de l’altérité, masse obscure – subit toutes espèces de mutations, de corrections de trajectoire, avant de trouver sa place et de s’incarner – s’il parvient jamais à le faire. Un nu, aussi solidement charpenté qu’un hercule michelangelesque, demeure un être fragile dès qu’il est capté par le regard. L’anatomie est, dans ces étonnantes images, beaucoup plus près du vol d’étourneaux que de la montagne de muscles à laquelle elles nous préparent. Et multiplier les rencontres entre des postures, mélanger les combinaisons des figures comme dans un jeu de cartes, grâce aux superpositions, décalages, inversions auxquels Geneviève Laplanche soumet ses matrices gravées, est une manière, une fois encore, d’affirmer que le visible est un champ instable, constamment instable, où s’affrontent des forces tantôt complices tantôt contraires.

     

Reportées sur l’écran de papier grâce à l’encrage puis à l’impression, ces lignes entremêlées, en lacis, l’atteignent avec plus ou moins de violence. En l’occurrence, les couleurs gravées n’indiquent aucunement un ton local mais une puissance d’impact qui témoigne de la plus ou moins grande distance parcourue et du temps écoulé depuis l’élan d’origine. Dans ces images, certaines couleurs, directement sorties du tube, affleurent à la surface neigeuse, d’autres issues de précieux mélanges s’en dégagent à peine, d’autres encore, pâlies, s’y enfoncent définitivement. Tour à tour, chacune transmet au nerf optique sa charge, de nature quasi électrique, qui témoigne de l’histoire ou très lente ou fulgurante de la sensation.

Ces foules bigarrées qui se croisent, se mêlent et luttent ensemble à la surface de la feuille, se séparent aussi avec un étrange bruit : comme un soulèvement ténu, un froissement comparable à la chute d’une feuille dans une forêt, moins encore. C’est dire à quel point les pouvoirs expressifs se sont développés chez cette artiste, que l’oreille puisse s’entrouvrir à son tour devant ces images, comme à l’appel d’un chant encore très lointain, inarticulé peut-être, mais déjà audible. Il surgit, ce son, de la même manière que les images, parfois, accompagnent l’audition de très subtiles musiques, sans qu’on les ait jamais appelées. Mais n’est-ce pas le propre de l’art que de multiplier les accès à la perception et de relier l’évidence aux harmonies invisibles.

Texte : Florian Rodari, Suertes, catalogue Strates – Estampe, Galerie Rosa Turetsky, Genève 2002

Exposition : Strates – ESTAMPE – Stries – Galerie Rosa Turetsky 2002